Peut-on changer de vie sans y laisser sa peau ? Tel est le dilemme de Fight Club. Comment gagner en puissance et en joie sans détruire les autres ou le monde ? s’interrogeait Spinoza. Telle est la quête des X-Men. Et si un malin génie nous trompait, si rien n’était réel ? demandait Descartes. C’est l’hypothèse de Matrix. Faut-il craindre la passion ou y plonger corps et âme? American Beauty nous éclaire sur le coup de foudre. Ollivier Pourriol propose un voyage à bord de ces films cultes pour explorer les plus belles questions de la philosophie. Clair et pédagogique, Cinéphilo se promène entre images et concepts pour nous rendre sensible la philosophie. A partir du débat entre Descartes et Spinoza sur la liberté, c’est toute l’histoire de la philosophie qui prend vie, accessible et passionnante, sous les traits de Brad Pitt, Tom Cruise. Emmanuelle Béart ou Keanu Reeves. Le cinéma peut-il aider la philosophie à tenir ses promesses d’universalité ? La pensée de masse peut-elle introduire à la pensée tout court? C’est le pari de ce livre, orné d’une plaque de laiton frappée personnalisée. Grâce aux films, nous faire sentir et expérimenter les idées éternelles…
STUDIO PHILO SPECIAL BAC
Au MK2 Bibliothèque à 11h.
Tarifs: 7 Euro (- de 26 ans); 10,50 Euro (+ de 26 ans)
MK2 Bibliothèque, 128-162 Avenue de France, 75013 Paris
Métro: Grande Bibliothèque (14), Tolbiac (6)
Tarifs: Abonnement 6 Euro (60 Euro pour dix séances); 7,90 Euro (- de 26 ans); 9,90 Euro (+ de 26 ans)
Les images ne pensent pas : elles donnent à penser ou elles y invitent. Leur prolifération, leur violence,et leur caractère hégémonique, qui semble la marque de fabrique du monde moderne, ont transformé cette invitation en obligation: celle de fournir aux spectateurs, quel que soit leur âge, les moyens de comprendre et de résister.
La salle de cinéma apparaît comme le lieu idéal pour développer cette proposition : plutôt que subir les images, les utiliser comme pré-texte et comme introduction à la philosophie. Quel rapport entre Titanic et Lucrèce, le Soldat Ryan et Aristote, Schopenhauer et Chaplin, Lars von Trier et Descartes ? Inventer un nouveau regard, changer de point de vue, n’est-ce pas ce que propose toujours un philosophe ? S’étonner de ce qui n’étonne personne, disait Socrate.
Le but est de fournir aux spectateurs des outils philosophiques qui permettent de décrypter les images et d’en interroger le sens. Le cours ne réclame aucune connaissance philosophique préalable ; il ne s’adresse pas aux spécialistes de philosophie ou de cinéma. Il ne s’agit pas d’une projection suivie d’un débat, mais d’un cours alternant concepts et extraits de films,organisant le dialogue entre philosophie et cinéma. Il s’agit de faire naître des questions qui donnent envie de lire, d’écrire et de parler. Partir de l’image pour repartir avec des mots.
Plonger au fond de l’inconnu, pour trouver du nouveau, écrivait Baudelaire. Le cinéma reprend ce programme de poète, mais pour le déployer avec la splendeur de ses inventions techniques. Véritable arme de masse, le cinéma est le seul art capable à la fois d’explorer, d’éduquer et de faire exploser notre perception, pour nous révéler le royaume de l’inconscient visuel, à l’intérieur de nos rêves et sous la peau de la matière. Expérimenter ensemble cette explosion perceptive, en repérer les outils, analyser ses enjeux, voilà ce que je vous propose cette année, en compagnie de Gilles Deleuze, Henri Bergson, Gaston Bachelard, Walter Benjamin, Alain, Maurice Merleau-Ponty, Paul Virilio, Antoine de Baecque, Georges Vigarello, David Le Breton, etc., toujours avec des extraits de films, allant de Batman à Jeanne d’Arc, en passant par Abyss, Eyes wide shut, Le grand bleu, Les autres, Nemo, Mission to Mars, Las Vegas Parano, Le nouveau monde, Existenz, Sur mes lèvres, etc.
Ollivier Pourriol
Le grand saut. 27/11/2010
Le nouveau monde. 04/12/2010
Les autres. 11/12/2010
Loin. 08/01/2023
Le réveil. 15/01/2023
Vertige de l’amour. 22/01/2023
Beauté des monstres. 29/01/2023
Risque des métamorphoses. 05/02/2023
La mort vaincue. 05/03/2023
Erotisme du numérique. 12/03/2023
La bataille de la perception. 19/03/2023
La révolution de l’image-mouvement. 26/03/2023
La drogue de l’image-perception. 02/04/2023
Le visage de l’image-affection. 30/04/2023
Le hold-up de l’image-action. 07/05/2023
Auréliano TONET Dans votre livre Le Mal propre, on sent une vraie révolte. Quelle différence entre révolte et révolution ?
Michel SERRES Ça c’est une question de cours de sciences politiques. Une révolte c’est local et temporaire, une révolution c’est une situation longue, qui peut durer 4, 5, 6, 10 ans comme la Révolution Française par exemple, ou comme la Révolution Russe, tandis que la révolte est temporaire, sur une place publique, etc., c’est un mouvement populaire pratiquement spontané. Tandis que la révolution prend une allure politique. Spontanée/politique, locale/globale, voilà la différence.
Auréliano TONET Vous aviez fait sur France Info une chronique sur mai 68. Est-ce que les motifs de révolte ont changé entre 68 et aujourd’hui ?
Michel SERRES Je n’analysais pas mai 68 ni comme une révolte ni comme une révolution finalement. Je pensais que la génération qui arrivait à la maturité en 68 n’avait pas et avait à la fois conscience qu’une grande partie des institutions et des états de fait de la société occidentale venaient de basculer. J’avais dit que mai 68 était un état terminal. C’est-à-dire que avant 68 tous les paysans s’étaient révoltés, dix ans avant dans à peu près tout l’Occident, en particulier en France - avec des morts d’ailleurs -, que l’église catholique avait fait son aggiornamento à l’occasion du Concile, et que beaucoup d’institutions avaient déjà basculé, ici, là, agriculture, religion, etc., que 68 n’était que la fin de ce phénomène et que ce qui avait changé c’était tout simplement tout. Par exemple en 1900 il y avait 70% d’agriculteurs, il n’y en a plus que 2%. L’espérance de vie était de 40 ans, on passe à 80. La pénicilline a supprimé toutes les maladies infectieuses. Si vous prenez la caractéristique des sociétés avant les années 50-60 et après les années 80, vous allez avoir une coupure gigantesque que 1968 simplement sanctionne, c’est tout.
Auréliano TONET C’est un révélateur.
Michel SERRES La plupart des sociologues depuis que je l’ai dit regardent ça, et on voit très bien que toutes les courbes divergent à partir de 70. En 70, pour donner un exemple, l’OMS éradique une maladie, la petite vérole. Or, jusqu’en 1970 on guérissait un malade. Vous avez la grippe, je suis docteur, je vais vous guérir. Vous vous êtes cassé la jambe, etc. Là on a guéri une maladie dans le monde entier, ce qui est un acte gigantesque tout à fait nouveau. 68 ne fait que sanctionner une liste de nouveautés que j’ai listées dans un livre qui s’appelle Hominescence et qui montre ce basculement.
Ollivier POURRIOL Où on passe du local au global ?
Michel SERRES Il y a du local au global mais il y aussi le fait qu’il y a un nouveau local. Par exemple en 70 il n’y a pas encore tout à fait Internet, mais aujourd’hui par exemple quand on pense Internet tout le monde pense global. Mais ce n’est pas vrai. En fait le global ça serait la Grande Bibliothèque, cet énorme machin… Mais à quoi ça sert ? Moi avec mon truc je peux avoir dans ma petite boîte de rien du tout tous les livres que je veux. Donc c’est du local. Ce n’est pas tout à fait local/global. C’est beaucoup global, mais une nouvelle définition du local. Et là aussi ça bascule complètement.
Ollivier POURRIOL Est-ce que c’est votre méthode de manière générale d’importer des choses des sciences dures vers les sciences humaines, de faire un pont entre les deux ? Vous dites par exemple pour 68 qu’avec les lunettes politiques ou économiques on ne comprend pas cet événement, qu’il faut une approche anthropologique : ce n’est ni une révolte ni une révolution mais une cassure, c’est un terme de tectonique des plaques.
Michel SERRES C’est beaucoup plus profond.
Ollivier POURRIOL Votre approche consisterait à mettre les événements en perspective sur un temps long en important des sciences dures des méthodes ou des outils…
Michel SERRES Ou l’inverse. Dans Le Mal propre, mon but c’est de dire : regardez comment on étudie aujourd’hui l’écologie ou les problèmes d’environnement. On les pose avec la chimie, la physique du globe, la climatologie, c’est-à-dire toutes les sciences dures. On décrit l’écologie avec la question : « comment ? », mais on ne pose jamais la question « pourquoi ? » Pourquoi ? Parce que les sciences dures ne posent jamais que la question « comment ? » Tout à coup on dit : pourquoi polluons-nous ? Je réponds : parce qu’on veut s’approprier. Là je touche quelque chose de beaucoup plus profond, qui est l’intention de la pollution. Vous avez raison de dire que je croise toujours les sciences humaines et les sciences dures. J’avais écrit un livre qui s’appelait Le Tiers-instruit pour ça. Parce que si on ne les croise pas, ou on n’a que les sciences dures et on ne comprend rien, ou on n’a que les sciences douces et on ne comprend rien. C’est le croisement qui est important. Dès lors que vous dites : c’est vrai qu’il y a tant de % de CO2 dans l’atmosphère, c’est vrai qu’il y a un effet de serre, c’est vrai qu’il y a un réchauffement climatique. Mais ça c’est : « comment ? » et ça ne résout pas la question. La question, c’est pourquoi on pollue.
Ollivier POURRIOL Il vous arrive de citer Auguste Comte.
Michel SERRES Je l’ai publié, même…
Ollivier POURRIOL Et de dater la science de Jules Verne à Auguste Comte.
Michel SERRES Oui, il est en retard.
Ollivier POURRIOL Le partage en disciplines et en matières de l’enseignement français et universitaire vient d’Auguste Comte…
Michel SERRES En grande partie il vient d’Auguste Comte, ou alors l’inverse : Auguste Comte était aussi tributaire du classement universitaire de l’époque, un classement qui devait dater du début du XIX° siècle.
Ollivier POURRIOL Vous parlez de l’uchronie de Renouvier. Supposons une uchronie où vous ne partez pas à Stanford et où vous restez dans l’université française. Est-ce que finalement ça n’a pas été une chance de ne pas avoir été intégré dans l’université française ?
Michel SERRES Il n’y a pas une grande différence entre l’université française et l’université américaine. Ne croyez pas. L’université est un universel. C’est-à-dire on enseigne à peu près partout de la même manière, avec les mêmes classifications et les mêmes exclusions. Quand j’étais à Stanford, un jour il y a un étudiant de sciences qui suivait mon cours – de lettres -, qui m’a dit : il paraît que vous connaissez mon professeur de robotique. Oui, je fais de la haute montagne avec lui… Est-ce que vous lui avez parlé de moi ? Ne lui parlez pas de moi, ne lui dites pas que je suis votre cours… Il était scientifique. Ce n’est pas très différent. L’université des Etats-Unis est aussi médiévale que la nôtre. Elle est plus riche, c’est tout. Elle a fait plus de publicité. Il y a beaucoup plus de T-shirts qui sont marqués UCLA.
Ollivier POURRIOL Puisque vous êtes un marin, même si vous avez quitté les bateaux et que vous voyagez par les invitations, par les conférences, par les mots, est-ce qu’enseigner aux Etats-Unis vous a fécondé d’une certaine manière, ou pas ? Je me suis demandé si ce n’était pas plus par les paysages américains que par l’Université elle-même ?
Michel SERRES J’ai enseigné aux Etats-Unis, mais ce qui a été la préoccupation de ma vie c’est d’enseigner un peu partout. J’ai enseigné en Australie, en Corée, au Japon, au Moyen-Orient, en Afrique du Sud, en Argentine, au Brésil. J’ai enseigné partout. Ce qui est intéressant pour moi, c’est de voir comment ça se passe dans tous les pays. On n’enseigne pas en Inde du Sud comme on enseigne à la Sorbonne. Ce qui m’a intéressé le plus, c’est que la population des étudiants commence à se ressembler. Non pas qu’elle soit la même, mais partout il y a un mélange. A la Sorbonne vous avez un mélange, où dominent un peu plus les maghrébins, les étudiants d’Europe de l’Est, les Allemands, tandis qu’à Stanford dominent beaucoup plus les asiatiques, les mexicains. De toute façon ce sont des mélanges. On voit très bien qu’on enseigne toujours à des mélanges. L’homogénéité vient de la différence si j’ose dire. On enseigne à des marqueteries d’étudiants. L’enseignement a changé à cause de ça. On enseigne à des populations mêlées. On n’enseigne pas à des Américains, des Français ou à des Coréens. Les English native speakers dans ma classe sont 10%, 20%. En France maintenant ceux qui parlent français de naissance peuvent être très rares dans la classe. Dans les classes primaires autour de Vincennes et de Montreuil, ils ne sont même pas 10%, le même chiffre qu’aux Etats-Unis.
Auréliano TONET Pour revenir au Mal propre, vous dites qu’il faut faire acte de réserve. De la réserve avant toutes choses. Ce n’est pas exactement le « Jouissez sans entraves » de mai 68.
Michel SERRES Non ce n’est pas ça. J’ai peut-être raté dans mon livre, et je le mettrai s’il y a une seconde édition, le symétrique du mal propre : ce serait le bien commun. Pourquoi je ne l’ai pas mis ? Parce qu’en droit français on ne préserve que res nullius, les choses qui n’appartiennent à personne. Ce qui serait l’idéal, ce serait le bien commun. Devant le mal propre il y aurait le bien commun. Ce serait une symétrie magnifique. Et j’y ai pensé évidemment le second jour après l’impression. Ma conclusion c’est de dire que de plus en plus le droit doit viser la question du bien commun. L’exemple que je prends dans mon livre est un très bon exemple : le réchauffement climatique, puisque vous parlez de marine, est en train d’ouvrir les deux grands passages arctiques : le passage du Nord-Ouest au-dessus du Canada, et le passage du Nord-Est au-dessus de la Sibérie. Et dès lors qu’ils seront ouverts, la route qui va suivre ces deux passages va diminuer de 50 à 60% toutes les longueurs des traversées trans-océaniques. Par conséquent tous les grands pétroliers, tous les grands cargos vont passer par là et vont multiplier encore la pollution, multiplier le réchauffement climatique par une sorte de cercle infernal. La question évidemment ce serait de discuter dans les organisations internationales que l’Arctique devienne un bien commun, qu’il ne soit pas pollué.
Ollivier POURRIOL Vous parlez d’organisation internationale, et vous proposez la création de la WAFEL. Pourquoi lui donner le nom d’une gaufre (gaufre se dit « waffle » en anglais) ?
Michel SERRES W ça veut dire Water, A ça veut dire Air, F Fire ça veut dire Feu, E ça veut dire Earth, la terre, L pour Living, les vivants. Avec les initiales françaises je n’arrivais pas à trouver un mot amusant, avec les initiales anglaises ça tombait sur WAFEL, c’était joli comme tout.
Ollivier POURRIOL Est-ce que c’est un exemple que vous prenez pour faire comprendre en négatif l’insuffisance des institutions existantes ou est-ce que c’est un vœu réel ?
Michel SERRES Les deux. Il m’est arrivé de discuter avec Boutros Boutros-Ghali, l’ancien patron de l’ONU, on a discuté très longtemps ensemble sur ces questions là. Il me disait que le malheur aujourd’hui des institutions internationales, c’est que si on leur parle de l’eau ou de l’air comme enjeu majeur, ils disent « Ah mais monsieur je ne suis pas là pour l’air, je suis là pour représenter les intérêts de ma nation. » Du coup, contrairement à ce qu’on pense, les institutions internationales ne sont pas là pour les questions d’environnement. Elles sont là contre ! Puisque finalement le type qui va représenter la Russie va représenter l’intérêt de la Russie, c’est-à-dire dire : « Moi je veux la propriété des eaux territoriales du passage du Nord-Est. Et moi le Canada je veux la propriété des eaux territoriales », etc. Par conséquent les institutions internationales ne sont pas mondiales. Il faut créer des institutions mondiales, elles n’existent pas, elles sont inter-nationales, toujours nationales. Ça m’avait beaucoup frappé, on ne peut pas avoir la peau d’un seul type de l’UNESCO. Vous êtes à l’UNESCO, vous discutez, il y a des problèmes de culture qui se posent partout… Ils s’en foutent. Eux ils sont là pour représenter le Nigeria, la Colombie, l’Allemagne, etc. Ils sont ambassadeurs de leur pays. C’est tout.
Auréliano TONET J’aime beaucoup ce que vous dites sur la propriété. Je m’amuse à faire l’aller-retour avec 68… En 68, il y avait une citation de Saint Augustin souvent reprise dans les slogans : « C’est parce que la propriété existe qu’il y a des guerres, des émeutes ou des injustices… » Il me semble que 68 était aussi une révolte contre la propriété, tant dans le champ intime, amoureux que social. Si on pense à l’autogestion ou à l’amour libre, c’est une tentative de remise en cause de la propriété, pourtant ça a échoué.
Michel SERRES La propriété, là, était prise sous son aspect ordinaire. Il faut quand même que vous acceptiez que mon livre prend le droit de propriété sous un angle complètement différent. Le droit de propriété jusqu’à mon livre, disons, c’était toujours une convention à la Rousseau. Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire « Ceci est à moi » et trouva des contemporains assez naïfs pour le croire… C’est une sorte de contrat entre deux personnes, donc une convention. La propriété est toujours considérée comme une loi positive et pas naturelle. Je reviens là-dessus, je dis pas du tout, la propriété n’est pas une convention entre les hommes, il n’y a qu’à regarder les tigres qui pissent aux limites de leurs niches, les chiens, les lions, les rossignols qui chantent, etc. vous vous apercevrez que tous les animaux pour définir leur habitat, leur remise, leur niche mettent leurs déjections aux limites, pour défendre leurs frontières. Par conséquent, qu’est-ce que nous faisons, nous ? Nous faisons pareil. Si je crache dans la salade, vous n’allez pas la manger. Si je couche dans les draps et que je les salis, vous n’allez pas y coucher. Manger, coucher, etc. toutes les actions individuelles puis ensuite collectives pour le pagus, ensuite la nation, prouvent que nous suivons les conduites animales. Il y a une communauté des vivants pour définir une propriété. Par conséquent, comme cette propriété est toujours accompagnée d’une déjection - le mot « pollution » lui-même veut dire ça, mon cher. Le mot « pollution » était un mot à l’origine religieux qui voulait dire salir les draps après la masturbation, après l’éjaculation.
Ollivier POURRIOL La carte de géographie…
Michel SERRES La pollution veut bien dire ça : salir avec une déjection corporelle. J’enracine le droit de propriété dans les usages des animaux. Je dis qu’on les perpétue par les conduites humaines et que toute la question c’est de n’être plus des animaux. Qu’est-ce que c’est que l’humain ? C’est celui qui à un certain moment se dégage de la conduite animale. Ça, c’est une tout autre attaque de la question de la propriété que mes prédécesseurs. Ça touche au problème de la pollution profondément, d’une manière que personne n’a traitée. Tout le monde traite de la pollution, justement, au moyen de ces sciences dures, physiques, et on a raison de le faire, mais ça ne résout pas la question, ça la décrit.
Auréliano TONET Il y a un très beau passage où vous décrivez le beau comme désapproprié, comme débarrassé d’immondices. Ça me rappelle un vers de Baudelaire : « Tu m’as donné de la boue, j’en ai fait de l’or. » Est-ce que vous pouvez préciser le rôle que vous assignez à l’artiste ? C’est celui qui dé-couvre, c’est ça ?
Michel SERRES C’est un peu latéral dans mon livre, je dis simplement en effet que dès lors qu’on pollue quelque chose, on n’a pas une perception esthétique de cette chose. Il est bien clair que le commandant de bateau qui dégaze en pleine mer n’a jamais vu la mer. S’il l’avait vue, il n’aurait pas pollué, il n’aurait pas dégazé. Et cette vue là est une vue esthétique. Et c’est une bonne définition de la vue esthétique. Le fait que tout à coup il est bien clair… Un publicitaire voulait mettre d’immenses panneaux sur le Mont Blanc. Il n’avait jamais regardé le Mont Blanc. Quand on regarde le Mont Blanc, on voit bien qu’il y a des dieux…
Ollivier POURRIOL Vous dites que les publicitaires, de manière nouvelle par rapport aux conduites animales qui consistent à salir pour s’approprier, salissent des endroits pour se les approprier, mais où ils n’habitent pas, précisément. Ils font subir aux pauvres ce qu’ils épargnent aux riches. Vous remarquez que l’Ouest parisien est vierge…
Michel SERRES Vous avez remarqué ? La traversée du périphérique est formidable pour ça.
Ollivier POURRIOL Dans Le mal propre, vous parlez à la fois de la catastrophe écologique qui menace et en même temps vous dénoncez une catastrophe perceptive qui est déjà là…
Michel SERRES C’est ce que j’appelle le dur et le doux. Il y a la pollution dure, le pétrole, les choses comme ça, et la pollution douce.
Ollivier POURRIOL Est-ce que cette pollution douce dont vous montrez qu’elle a des conséquences dures puisque ça finit par se transformer en objets… Est-ce qu’il faut commencer par lutter contre cette pollution douce pour se dégager ensuite des pollutions dures, ou à l’inverse, comme on le dit actuellement, faut-il prendre des mesures de nature dure ?
Michel SERRES Je ne crois pas qu’il y ait d’antériorité de l’une par rapport à l’autre. Le souci de ma démonstration c’est de dire il y a appropriation dans tous les cas, et que pour résoudre la question, il faut revoir la question du droit de propriété. Par exemple, vous êtes propriétaire et vous achetez tout le mur pour y mettre dessus Mac Donald. Il est bien clair que dans le droit français aujourd’hui, le droit de propriété, c’est ma propriété parce que c’est mon mur. Contre argent comptant vous allez être le propriétaire de ce mur et vous pourrez mettre ce que vous voudrez dessus. Mais c’est un mensonge gigantesque parce que ce n’est pas la surface du mur que vous achetez, c’est tout le volume perceptif. D’aussi loin que je sois je vais voir Mac Donald. Vous avez acheté en fait un volume d’air gigantesque qui est occupé par les couleurs abominables de MacDonald. Et ça vous ne l’avez pas acheté. Or ce volume perceptif, il est vraiment un bien commun.
Ollivier POURRIOL Est-ce qu’une taxe pollueur-payeur sur la question du volume perceptif pollué par une image serait une bonne idée ?
Michel SERRES Non. Parce que la taxe pollueur-payeur est un aveu de ce que c’est que l’argent. L’argent c’est de la merde, exactement comme la pollution. C’est l’équivalent merdeux…
Ollivier POURRIOL On joue en équipe, comme vous dites, dans le stade anal…
Michel SERRES C’est l’aveu freudien. Ce n’est pas moi qui ai inventé que l’argent c’est de la merde. C’est dans Freud. A l’âge anal, les enfants font dans le pot, sont tout à fait fiers, mettent le doigt dedans pour écrire. Ce stade anal-là est resté dans pollueur-payeur. Je déteste l’équation pollueur-payeur.
Auréliano TONET Pour vous la solution réside dans le bien commun.
Michel SERRES La solution, c’est certainement un accord juridique concernant le bien commun. Qu’est-ce que c’est que le commun ? D’une certaine manière il faudra un jour se mettre d’accord sur le fait que la planète est notre bien commun. La planète n’appartient à personne. Comment se préoccuper du bien commun ? Les meilleures civilisations, je crois, les meilleures cultures sont des cultures qui ont très bien défini et respecté le bien commun.
Auréliano TONET Par exemple ?
Michel SERRES Je ne sais pas. Dès lors que vous avez des rues nettoyées au lieu de rues pleines d’ordures, vous voyez que la société s’occupe du bien commun.
Ollivier POURRIOL A Neuilly c’est très propre… A la fois dans votre manière d’inventer en philosophie et en poésie, je crois que vous aimez Georges Brassens, j’ai cru reconnaître des paroles : le grand Pan est mort…
Michel SERRES Le grand Pan est mort, c’est le cri de toute la Méditerranée au premier siècle après Jésus Christ. Vous trouverez ça à peu près dans tous les textes de l’Antiquité. Ce n’est pas Brassens…
Ollivier POURRIOL Ce que je voulais dire par là, je sens une veine en vous anarchiste au sens anti-institutionnel, anticlérical, et en même temps avec ce désir de remplacer la guerre de tous contre tous par la guerre contre le monde, on comprend que c’est une guerre au nom du monde… vous faites un vœu de douceur, de partage, d’humanisation. C’est un but religieux que vous avez l’air de vous assigner, mais religieux au sens d’une hérésie, je me suis demandé si vous étiez un hérésiarque, ou pour finir ma question, est-ce que vous êtes chrétien ou christique ? Il y a un appel mystique d’effacement, comme si vous vouliez donner la voix aux pauvres, aux misérables, aux sans lieu, aux sans terre. Dans le Contrat Naturel vous faites droit aux plantes, aux montagnes…
Michel SERRES Ça, c’est de l’animisme plutôt que du christianisme…
Ollivier POURRIOL En paysan païen…
Michel SERRES Votre question…
Ollivier POURRIOL Elle est mal posée !
Michel SERRES Au contraire, je vais en faire l’éloge. Votre question consiste à me présenter un mille-feuilles. Vous me dites : c’est de la philosophie. Mmmm. C’est de la poésie. Mmmm. C’est de l’anthropologie. Mmmm. C’est du christianisme… C’est de l’hérésie… C’est quoi ? Au fond c’est ça votre question. La réponse est de dire c’est ça justement ma préoccupation. On ne peut pas faire de la philosophie si d’une seule émission de voix on ne parle à la fois mathématiques, physique, sciences dures, histoire des religions…
Ollivier POURRIOL Vous faites le pont ?
Michel SERRES Oui.
Ollivier POURRIOL Vous faites des pontages ?
Michel SERRES Oui. Mais ce n’est pas pour rien que j’ai parlé de mille-feuilles. Je parlerais plutôt moi d’une émission de musique à plusieurs voix. Parler à plusieurs voix. Si vous regardez Platon, il parle à plusieurs voix. Vous le regardez, et vous écoutez bien, oui ça c’est la bonne géométrie, ah non c’est aussi de la religion, ah non c’est de la politique, ah non… et vous voyez qu’il parle à plusieurs voix. Un philosophe doit parler à plusieurs voix. Et du coup votre question est le plus grand éloge que je peux recevoir d’une bouche humaine. Parce que vous me dites mais voyons monsieur, c’est de la poésie, ça m’embête, vous êtes hérésiarque, vous êtes anarchiste, donc c’est à la fois de la politique, etc. C’est ça la philo. Si la philo ne réussit pas cette espèce d’émission plurale, à dire avec une seule émission de voix la totalité des sens en question, alors qu’est-ce que c’est la philo, c’est une spécialité ? Ce n’est pas la peine alors… C’est pour ça que c’est une très bonne question. C’est l’empilement des sens, toc, et vous le dites d’un coup.
Ollivier POURRIOL C’est le contraire d’un objet publicitaire qui se veut univoque.
Michel SERRES C’est plurivoque. J’allais presque dire fugue et contrepoint.
Ollivier POURRIOL Et tag aussi. Vous dites : ma page, mon tag de rage.
Auréliano TONET C’est étonnant d’illustrer la couverture du livre avec ça.
Michel SERRES Justement, ça c’est la critique de la pollution douce. Le type qui tague. Mais je l’ai bien choisi, j’ai quand même mis « Love » dessus.
Auréliano TONET C’est vous qui l’avez tagué ?
Michel SERRES Ce n’est pas moi qui l’ai tagué, mais parmi plusieurs tags qu’on m’a proposés j’ai choisi celui où sur la porte était marqué « Love ».
Auréliano TONET Vous parliez de polyphonie tout à l’heure… Jeremy Rifkin, si j’ai bien compris son travail, dit on est passé de l’âge de la propriété…
Michel SERRES …à l’âge de l’accès. Il y a une page qui parle un peu de ça à propos des franchises. Vous avez remarqué ?
Auréliano TONET Oui. Mais je n’avais pas vu la référence directe à Rifkin.
Michel SERRES Ce n’est pas Rifkin, mais c’est analogue à ce que dit Rifkin, ce que je dis des franchises. Rifkin ne s’est pas aperçu que quand il parle de l’accès, il parle finalement du droit de propriété sans le savoir. Rifkin ne voit pas la différence entre le dur et le doux. La propriété du mot et non pas la propriété de la chose. Dans mon livre il y a un basculement entre la propriété du dur et la propriété du doux, que lui ne voit pas du tout. Il croit que c’est donné. Non, c’est fabriqué.
Auréliano TONET Internet est presque un autre monde, un monde virtuel. N’y a-t-il que de la pollution dans ce réseau ?
Michel SERRES A supposer que toute la publicité des entrées de villes se mette sur l’Internet, je serais bien content. Au moins ils ne saloperaient pas la totalité de notre espace vital. Les entrées de villes quand j’avais votre âge avaient consacré aux yeux du monde entier la France comme douce France. C’était la douceur de vivre. Et maintenant ces entrées de villes hurlantes à la manière du New Jersey, c’est quelque chose d’une abomination telle… On est tellement dans la laideur qu’on ne la voit plus. J’ai longtemps milité contre la peine de mort mais je pendrais bien haut et court ceux qui ont fait des choses pareilles. Je dis ça en plaisantant, évidemment.
Auréliano TONET Je suis journaliste. La publicité m’est utile aussi…
Michel SERRES Elle vous fait vivre.
Auréliano TONET Le message publicitaire, la publicité est forcément nocive ?
Michel SERRES Elle a une qualité, la publicité, une seule. C’est la seule émission aujourd’hui qui ne ment pas. Essayons d’expliquer ça. La publicité est toujours accompagnée d’une annonce que c’est de la publicité. A la télé on vous dit PUB ! et puis on dit quelque chose. Ou dans les journaux il y a un encadré PUB. Par conséquent quand vous lisez la pub, vous savez que c’est de la pub, donc vous n’y croyez pas. Votre perception de la pub est changée par l’annonce de la pub. La pub est du méta-langage, la pub ne méta-ment pas. Elle ne fait pas de méta-mensonge. Vous ne croirez jamais que la moutarde Palmolive est en train de changer votre sexualité, pourtant c’est dit…
Ollivier POURRIOL Pourtant ça pique…
Michel SERRES J’invente, vous voyez ce que je veux dire. Vous ne croyez jamais ce type de message là, que Persil va laver vraiment plus blanc, c’est pareil qu’une autre lessive. Mais elle ne ment pas puisqu’elle met PUB. Mais partout ailleurs il n’y a pas PUB. C’est là que ça ment… C’est finaud cette affaire. De toute façon, ma lutte contre la pub c’est la lutte contre l’occupation de l’espace. Ça c’est insupportable. Et elle ne fait que croître, cette occupation de l’espace. Il y a des voyages que vous ne pouvez plus faire, entre Limoges et Périgueux par exemple, sans avoir une affiche de pub tous les vingt mètres, trente mètres. Vous ne voyez plus le paysage. Les publicitaires ont volé l’espace. La publicité, c’est le vol !
Ollivier POURRIOL Proudhon moderne… Vous avez parlé du football dans l’une de vos chroniques sur France-Info. Les maillots des esclaves footballeurs sont couverts de publicité, ce sont des hommes-sandwiches. Vous avez souvent cité Zinedine Zidane comme un admirable sportif. J’avais envie de vous interroger sur ce fameux coup de boule qu’il a donné en finale. De votre point de vue à vous, qui est un point de vue de mille-feuilles, est-ce que vous diriez que c’était un geste de voyou irresponsable, un geste d’homme ou un geste de Spartacus sonnant la révolte des esclaves ?
Michel SERRES Ma réponse est toute simple. Après ce coup de boule, j’avais lu dans les journaux un article d’un philosophe, d’ailleurs, que je ne nommerai pas, qui disait : là on a vu que Zidane n’était pas un dieu. J’avais envie de téléphoner à ce philosophe et de lui dire : vraiment mon cher tu ne sais pas ce qu’est un dieu. Zinedine Zidane est un dieu.
Ollivier POURRIOL Il joue comme un dieu.
Michel SERRES Il joue comme un dieu, mais ça c’est une métaphore. Mais c’est un dieu, vraiment. C’est un dieu au sens de l’Antiquité. C’est Hercule, c’est Neptune, c’est Jupiter. C’est un dieu. Et en tant que dieu de l’Antiquité, les dieux de l’Antiquité ont ceci de particulier qu’ils violent, volent, tuent, font n’importe quoi. Et donc c’est là qu’il a montré qu’il était un dieu. Et ça c’est une réponse que vous souhaitez. Elle est à la fois poétique, philosophique, historique, de l’histoire des religions et anthropologique. Les dieux du stade sont ça. Et non pas le dieu des religions modernes.
Ollivier POURRIOL C’est le seul footballeur qui ne soit pas un esclave ?
Michel SERRES C’est le seul footballeur qui ait montré la vérité de ce que nous pensons des footballeurs en général. Nous fabriquons, nous, des dieux. Nous avons des machines à fabriquer des dieux. C’est le dernier mot de Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion se terminent par cette phrase-là : Nos sociétés sont des machines à fabriquer des dieux. Et donc nous fabriquons des dieux en permanence.
Ollivier POURRIOL Après Socrate et Jésus, Zinedine Zidane ?
Michel SERRES Non, mais il y en a bien d’autres. Carla Bruni est une déesse. Est-ce que vous avez observé comment est morte Lady Di ? Je voudrais vous demander comment les empereurs romains devenaient des dieux ? Exactement de la même façon. Ils mouraient de façon violente et après on les divinisait. On a assisté, simplement, à ce qu’on appelait l’apothéose. On a assisté à une situation qui date exactement de trois-quatre siècles avant Jésus Christ. Nous sommes très modernes.
Ollivier POURRIOL Vous avez évoqué Bergson. Vous parlez rarement de philosophes français…
Michel SERRES Excusez-moi, j’en ai publié 145 volumes !
Ollivier POURRIOL Je veux dire que dans vos livres à vous, dans votre manière d’écrire, on sent bien que vous valorisez davantage l’invention, vous n’êtes pas là pour transmettre quand vous inventez, vous préférez être le rameau qui quitte la branche puisque vous n’êtes pas en situation d’enseignement mais de création. Je voulais vous demander… Si on considère l’arbre de la philosophie française, le rameau qu’a cherché à faire pousser Bergson, j’ai l’impression qu’il poussait pas très loin de vous. Il disait que le corps de l’humanité s’était agrandi démesurément, qu’on attendait un supplément d’âme. Lui attendait un génie mystique. Vous attendez, vous, des réponses du côté des institutions et du droit plutôt que du mysticisme. Là où Bergson attendait un génie mystique, je me demandais si vous n’attendez pas simplement une sorte de rayonnement ou d’aura des livres de philosophie ou de la parole philosophique, et si vous n’avez pas une confiance dans les signes fabriqués artisanalement et amoureusement qui réussiraient là où la mystique religieuse échouerait ?
Michel SERRES Je ne sais pas répondre à la question parce que je n’ai pas fini. Il est possible que Bergson ait raison. Mais je n’en suis pas sûr. Je suis encore trop jeune pour répondre à la question…
Ollivier POURRIOL Vous disiez à la Marche du siècle il y a un certain temps que vous aviez pour ambition de finir par une morale.
Michel SERRES Je l’ai écrite. J’ai écrit un livre qui s’appelle Nouvelles du monde. C’est un recueil de nouvelles, qui secrètement n’est pas un recueil de nouvelles. Je n’ai pas voulu écrire un livre de morale. Dès que vous écrivez un livre de morale c’est abominable. Vous paraissez donner des leçons comme Sénèque ou comme mes contemporains. Je préfère ne pas donner de leçons, et raconter des histoires, de façon un peu discrète. Mon livre de morale est déjà écrit. Mais je ne finirai pas par une morale.
Auréliano TONET Dans Le Mal propre, il y a une certaine forme de morale, on parlait de la réserve…
Michel SERRES Il y a plutôt une éthique de conduite physique et d’intention. C’est plutôt une éthique sociale, une éthique humaine. Pas une morale au sens de votre camarade, plutôt une éthique au sens de la conduite.
Auréliano TONET Il y a aussi l’idée d’être locataire. Pour moi le locataire paye un loyer. J’ai envie de vous demander : à qui ?
Michel SERRES Vous avez vu l’étymologie du mot lieu ? Le mot lieu en français, le locus latin ou le topos grec qui est l’origine du mot, c’est l’ensemble des organes sexuels et génitaux de la femme. Le seul lieu dont parlent les hommes c’est justement la vulve, le vagin, l’utérus. C’est extraordinaire, vous ne trouvez pas ? Etre locataire, ça veut dire être le fœtus. Il est dans le lieu. Nous sommes tous des gens qui voulons revenir au lieu originaire, un peu comme Platon le dit. L’idée de location, de locataire est sortie, si j’ose dire, de cette étymologie-là. Alors payer le loyer… Je crois que si on avait une idée du bien commun, on serait tous propriétaires de son logement. Ça c’est un droit sacré, puisque je le pense un droit naturel. Toute la morale consisterait à ne pas dépasser de beaucoup le lieu auquel on a droit. C’est-à-dire de ne pas baver très loin. C’est pourquoi à la fin je dis j’ai honte de signer mon livre. Parce que je vais en dehors de mon habitat…
Ollivier POURRIOL C’est un rêve d’effacement.
Michel SERRES De retrait.
Ollivier POURRIOL Dans vos chroniques, à chaque fois qu’on vous a proposé un sujet d’actualité, vous avez répondu en inscrivant le temps court dans un temps long, ou par une variation d’angle, ou par un mythe pour interpréter un événement et lui donner une perspective… Votre révolte n’est jamais là où on s’attend à ce qu’elle soit. Sur la publicité on pouvait s’y attendre mais vous le faites en partant d’une analyse de la catastrophe écologique, vous décalez, et vous dites catastrophe perceptive…
Michel SERRES Je crois que pour adopter vraiment un point de vue philosophique sur un sujet, il n’est pas mauvais de faire ce contre-pied que vous décrivez, dès lors que vous avez un contre-pied déterminé, tout à coup vous voyez l’objet d’une façon tout à fait nouvelle.
Ollivier POURRIOL C’est un truc d’ailier ou de trois-quarts ?
Michel SERRES Trois-quarts centre. Le contre-pied…
Ollivier POURRIOL Par exemple j’étais persuadé que vous alliez tomber sur le râble des émissions comme la Star Academy, et pas du tout, puisque vous en faites un éloge religieux, en disant les vrais saints sont ceux qui ne se manifestent pas. On voit que vous avez connu les guerres. Vous partagez ça avec Alain.
Michel SERRES Alain disait ça aussi ? Un jour je me suis trouvé sur les Champs Elysées par hasard. Il y avait un attroupement formidable. Je demande à une jeune fille : Mais qu’est-ce que c’est ? Elle me répond : Vous ne savez pas ? Mais ce sont les Académiciens ! Je suis revenu à l’Académie le jeudi d’après et j’ai dit : Messieurs, c’est terminé, ce n’est plus nous !
Auréliano TONET Une des surprises du livre, à un moment vous faites une équivalence locataire-libertaire. Vous seriez donc libertaire aussi ?
Michel SERRES Dans un sens oui. La liberté, dès qu’elle est inscrite dans les murs, elle est morte. On croit qu’on la tient, on croit qu’on l’a, et on s’endort sur son oreiller. La liberté ce n’est pas ça, elle est tout le temps en train de devoir être conquise, de recommencer, de la reprendre, de la réinventer sans arrêt. Si le mot libertaire veut dire quelque chose, il veut dire ça : réinventer sans arrêt, ne pas s’endormir sur la notion de liberté. Parce que la liberté ce n’est rien d’autre que ce geste-là. La réinvention sans arrêt. Si vous croyez que c’est déjà dans la loi, vous vous endormez, et vous êtes esclave, tout de suite. La liberté c’est le geste sans arrêt repris et sans arrêt nouveau de reconquérir quelque chose qu’on n’a pas. Si vous appelez ça libertaire, alors oui c’est ça que je cherche. Et dans la pensée c’est quand même ça ce que vous dites, changer de point de vue sans arrêt pour voir les choses de façon complètement neuve.
Ollivier POURRIOL Est-ce que vous arrivez encore à vous surprendre ? Jean Lescure, poète, fondateur de l’Oulipo, président des Cinémas d’Art et d’Essai pendant trente ans, me disait un jour : ce qui m’intéresse quand j’écris, c’est de me surprendre dans le sens où on découvre quelque chose de nouveau sur soi…
Michel SERRES Un jour quelqu’un m’a demandé : Comment vous définiriez votre métier ? Je me raconte tous les matins des histoires que je ne connaissais pas la veille. Et si je connaissais déjà cette histoire, je m’arrête de la raconter. C’est pour ça que j’ai quitté un peu le format universitaire. Je vois tous les copains qui sont dans l’Université, ils font toujours le même livre. Ils font toujours A dans B. Dieu dans Descartes ou la sexualité chez les tourteaux…
Ollivier POURRIOL Les « thésitifs » ?
Michel SERRES C’est-à-dire ce format-là, il ne faut pas cracher dessus. C’est le meilleur possible. C’est le plus honnête, c’est le plus stable, c’est celui qui ment le moins, c’est le plus loyal, c’est le meilleur. Donc il est extrêmement difficile à lâcher, parce qu’il est bon. Si c’étaient des voyous, si c’étaient des salauds, ce serait facile de les quitter. Mais non, ce n’est ni des salauds, ni des voyous, c’est des gens honnêtes, modestes, qui font très bien leur travail. Magnifiques. Il n’y a que du bien à dire d’eux. Donc il faut vraiment les quitter.
Ollivier POURRIOL Quand on aime il faut partir, disait Blaise Cendrars… Sur la question du réchauffement climatique, qu’est-ce que vous conseillez aux béotiens comme nous qui voudraient se mettre au clair, prendre des éléments de sciences dures avec de bonnes sources d’information qui ne soient pas prises déjà dans un débat outrancier ?…
Michel SERRES Dès qu’il y a un débat, c’est les plus sots des intégristes qui se battent.
Ollivier POURRIOL Où aller pour se renseigner ?
Michel SERRES Pas la peine de chercher de renseignements, la question est résolue. Le climat se réchauffe, et c’est probablement notre faute. Pas la peine d’aller chercher midi à quatorze heures. Le problème maintenant c’est de résoudre la question, pas de la poser.
Ollivier POURRIOL Vous pensez que le débat…
Michel SERRES …est clos, oui. Il a commencé il y a longtemps, mais il est clos. Il n’y a qu’à aller sur Wikipédia. Vous avez tout sur Internet. Mais quoi faire ? Je veux répondre à la question. Je déteste les gens qui sont contre, vous savez, il y a beaucoup de philosophes technophobes. Presque tous. Mais ils ont tous une voiture, ils se douchent à l’eau chaude. Mais alors il faut être comme Thoreau, le philosophe américain. Lui il était technophobe. Il est allé dans une cabane au fond des bois. Il en a tiré les conséquences, il faut être honnête. Il faut agir soi-même en conséquence, c’est tout. C’est-à-dire faire de la voiture partagée…
Auréliano TONET C’est une éthique ?
Michel SERRES Je crois…
Ollivier POURRIOL Vous croyez à la solution par l’individu ?
Michel SERRES Je crois qu’aujourd’hui le connectif remplace le collectif.
Ollivier POURRIOL Vous espérez un mouvement viral en partant des individus ?
Michel SERRES Je crois à Madame Huard. Madame Huard est une bonne mère de famille belge de Liège dont on n’a rien à dire sinon qu’elle est attachée administrative. Madame Huard devant ses fourneaux a eu l’idée que les bagarres entre les flamands et les wallons étaient des conneries. Elle l’a mis sur son blog. Elle a eu l’idée quand même de mettre son blog sur un site un peu plus public. En quatre semaines elle a eu 500 000 réponses. Et le Premier Ministre en exercice à l’époque avec 35 ans de carrière, il avait 600 000 voix.
Ollivier POURRIOL Elle s’est présentée ?
Michel SERRES Non, elle n’a rien fait. Elle continue. Mais pour moi c’est l’hirondelle qui annonce le printemps. Là tout se passe. Un nouveau monde apparaît. Je crois qu’il y a aujourd’hui vous, elle, moi, mon voisin, c’est ça la société. Et les grandes institutions géantes, les élections primaires américaines, TF1, c’est des dinosaures qui ne sont pas loin de leur mort. L’université, vous vous rendez compte, elle est géante, le résultat… terrible…
Auréliano TONET Les canaux de la révolte sont dans le connectif ?
Michel SERRES Je crois. Ça ne s’appelle peut-être pas la révolte mais une nouvelle manière d’être ensemble. Le bien commun. C’est une utopie peut-être, mais je crois quand même que ça passera par là.
Ollivier POURRIOL Le monde n’a de chance qu’en repassant par le local.
Michel SERRES Oui. C’est-à-dire c’est plus compliqué que ça, cher ami. Il y a une technologie absolument globale aujourd’hui qui nous permet une politique du local. L’Internet…
Ollivier POURRIOL C’est un objet-monde comme vous dites ?
Michel SERRES C’est un objet-monde qui permet à un nouvel individu d’exister. Il y a un nouvel ego avec une nouvelle conscience. Une nouvelle manière de se connecter à autrui. Et de nouvelles méthodes. Descartes est mort. Le discours de la méthode est mort. La méthode, c’est les procédures. C’est des algorithmes maintenant, des procédures qui permettent ça. Il y a un nouveau cogito, un nouvel ego. Il y a un individu contemporain qui est en formation. Madame Huard, vous, moi…
Ollivier POURRIOL Pour renverser les rôles, est-ce que vous auriez une question à poser à vos lecteurs ?
Michel SERRES Plutôt une supplication : de se dé-droguer de la société du spectacle. Tous ces dinosaures dont je parle subsistent par le spectacle. Le spectacle est vide aujourd’hui d’information. Il est sans intérêt, désormais, ce spectacle-là, qu’il soit sportif, Star Academy ou politique, ou électoral.
Ollivier POURRIOL Socrate parlait à ses propres yeux en leur disant : « Détournez-vous »… du spectacle des suppliciés exposés le long des murs d’Athènes. Vous demandez à vos lecteurs de fermer les yeux… mais pas à vos livres.
Michel SERRES Non, même à mes livres, pourquoi pas. Qu’ils soient eux-mêmes…
Ollivier POURRIOL Faute de spectateurs, vous pensez que le spectacle cessera ?
Michel SERRES Le spectacle a envahi la totalité des conduites sociales. Il n’est pas d’aujourd’hui. La cour était un spectacle, Madame Verdurin c’est un spectacle. Les belles femmes qui se présentaient au bois de Boulogne avec leurs calèches au XIX° siècle, c’était un spectacle aussi, c’était le people de l’époque. Mais aujourd’hui ça a envahi toute la société. Il n’y a qu’une drogue aujourd’hui c’est : Qui a gagné ? Qui a gagné à la Star Academy ? Qui a gagné au football ? Qui a gagné les primaires américaines ? Qui a gagné aux sondages ?
Ollivier POURRIOL J’ai l’impression que vous, vous représentez les perdants. Vous dites : la réalité c’est perdre. La douce voix de la philosophie vous permet de porter ce message.
Michel SERRES La philosophie est la grande perdante du monde contemporain. Elle a une chance historique, c’est extraordinaire ! Dès que vous voyez des philosophes qui gagnent, c’est mauvais signe.
Ollivier POURRIOL On va essayer de perdre, alors.
Auréliano TONET En ça, c’est une révolte, parce que la révolte c’est la volte-face, étymologiquement.
Michel SERRES Je ne suis pas complètement sûr que le mot révolte me concerne beaucoup. Mais enfin que ce soit une conversion, une volte, oui… Parce que la révolte est un mouvement qui va contre quelque chose, et si vous allez contre quelque chose vous allez le mimer. Saint Georges qui se bat contre le dragon, c’est un dragon. C’est de la dialectique pure et simple, ce n’est pas intéressant, la révolte. C’est l’invention qui est intéressante. Se tourner vers autre chose…
Ollivier POURRIOL Pas le combat mais la grâce.
Michel SERRES Oui, peut-être.
Ollivier POURRIOL Simone Weil ?…
Michel SERRES C’est à cause d’elle que j’ai fait de la philosophie…
Court métrage 14’56" vf sous titres anglais produit par le Parc Walt Disney Studios
(interdit aux moins de 16 ans par le CNC)
De toutes les étapes délicates pour l’orgueil qui rythment la fabrication d’un court métrage, la plus pathétique est probablement celle du discours du jour de la projection. Eh bien, voilà, ce moment pathétique, c’est maintenant. J’ai demandé autour de moi ce qu’on pouvait bien raconter à cette occasion, on m’a dit qu’on pouvait évoquer par exemple des souvenirs amusants du tournage. Non je ne vois pas. Ah si, peut-être, je me souviens, le dernier jour du tournage, quelqu’un m’a dit : « Tu sais, tu devrais lire un livre qui s’appelle « Comment tourner un court-métrage ». » C’était mon premier assistant.
Sinon, un soir, en quittant le plateau, sur l’espèce d’autoroute qui traverse le Kremlin Bicêtre, après avoir passé la journée à tourner des coupures, on a entendu des grands cris « au secours » et un homme qui hurlait « salope je vais te tuer ». N’écoutant que notre courage, on a appelé les flics. On a voulu traverser pour voir, on s’est retrouvé coincés entre deux flots de voitures. La femme a traversé, le type l’a suivie, il s’est retrouvé coincé par les voitures, il m’a dit « De quoi tu te mêles toi ? » Moi : « De rien. Allez-y doucement. C’est dangereux. » Lui : « T’inquiète pas. Je vais pas l’abîmer je vais juste la corriger un peu. » après je résume, les flics arrivent, c’était une scène de ménage, et là Boris tente un truc du genre : « Tu nous a fait peur quand même. On a cru que tu voulais la tuer. » Et là le type regarde Boris, et lui dit : « Attends, j’y crois pas, c’est toi, t’es Boris… » Voilà, c’était un souvenir de tournage.
Coupé au montage, au départ c’est un mauvais jeu de mots, c’est devenu une réalité, monter c’est avant tout couper, les acteurs vont s’en apercevoir ce soir, nous avons beaucoup tourné, et nous avons donc beaucoup beaucoup coupé.
On reconnaît un ami, paraît-il, à ce qu’il peut vous rendre des services. Faire un court-métrage, c’est se faire énormément d’amis. On finit par rêver de pouvoir les payer. Mais, comme me le dit toujours ma productrice préférée, ne rêvons pas trop. Je précise donc que ce que vous allez voir a été tourné sans blesser aucun animal ni payer aucun acteur. Il s’agit bien de violence gratuite.
Merci Jean-Luc, qui a rendu le film possible au tout dernier moment, et qui m’a présenté Christophe. Merci Angélique, qui a travaillé avec Stéphanie, Natalia, Elé, Stéphane et Quentin. Merci Cynthia, qui a appelé Jean-Claude, qui a appelé Bruno, et Alain, qui avait parlé à Didier, qui en a parlé à Bruno lui aussi, ce qui nous a permis d’avoir le soutien de Caroline. Merci Lyse, qui m’a parlé d’Aleks, qui m’a parlé de Virginie, merci Seb, qui m’a fait connaître Fred O, Fred J, Aurélien, merci Bruno qui en a parlé à Pierre, que connaît Claude, dont m’a parlé Antoine, qui m’a présenté Yves. Le court-métrage, c’est avant tout une histoire de prénoms. Et merci Martine, qui nous offre les boissons ce soir, oui, Martin…i, pardon.
Je ne voudrais pas remercier trop de monde, les acteurs vont croire qu’on a gagné quelque chose, alors qu’ils le savent, un acteur, sur un court métrage, ça n’a pas de cachet, mais surtout, ça n’a pas de prix. Un merci spécial, toutefois, à Aleks, qui a passé probablement plus de temps, ces derniers mois, à faire ce film qu’à faire son bébé, heureusement la tendance vient de s’inverser.
Puisqu’on parle de bébé, je voudrais déconseiller le film aux âmes sensibles, même s’il est trop tard pour sortir de la salle. Lors des projections tests effectuées dans mon salon, nous avons déploré deux malaises, plusieurs « shhhhhhhh », un certain nombre de « Comment vous avez fait ça ? C’est dégueulasse. », un vomissement et un « Faut quand même être taré pour filmer des trucs pareils. » Je suis assez d’accord, moi-même qui vous parle, après avoir vu le film cinq cents fois, je trouve ça encore un peu bizarre. Ca ne dure qu’un quart d’heure, mais vous verrez, on est content que ce ne soit pas plus long. C’est de ce point de vue un court-métrage réussi.
Monica, quand on lui demande si elle conseille d’aller voir la Passion du Christ, répond qu’à côté, Irréversible, c’est Bambi. On pourrait donc dire, toutes proportions gardées, que Coupé au montage se positionne quelque part entre L’armée des douze singes et le Club des Cinq. C’est au fond un film pour enfants, puisqu’il repose essentiellement sur le découpage. Notamment celui du saucisson, comme vous pourrez en juger par vous-même tout à l’heure, en trinquant avec les acteurs en chair et en os, et surtout en entier.
Merci de votre attention, c’était le discours du jour de la projection. A tout à l’heure.
Dans une pièce dont on ne sait si elle appartient à une prison ou à un hôpital, un homme s’installe sur une chaise où des personnages travaillent de concert à le harnacher à un équipement de monitoring, allant de l’électrocardiogramme à la vidéosurveillance, tout en couvrant son corps de chiffres tracés au feutre chirurgical.
Pendant ce temps, dans une autre pièce, un groupe d’observateurs s’installe devant des écrans reliés à la pièce principale. Les personnages portent des noms de chiffres, et paraissent suivre un protocole bien huilé. Quand tout est prêt, le chef du groupe, 10, fait l’appel, un compte à rebours aboutit au lancement de la « Phase 1 ».
On laisse l’homme seul sur sa chaise, on lui a mis un couteau dans la main. Le chiffre 1 apparaît tracé sur son avant-bras, au-dessus d’une ligne en pointillés lui indiquant la direction à respecter. Le chiffre 4 a été tracé dans sa nuque. Que doit-il se faire subir ? Jusqu’où va-t-il aller ? Quel genre de groupe ou de société est capable d’imposer pareil rituel ? Groupuscule occulte ou avenir de la télévision, la question est posée jusqu’au bout.
English
In a hospital or prison style room, a man is strapped to a medieval chair by a weird medical team, his body covered with numbers and lines drawn with a surgical pen. The man, tense as an athlete before a violent effort, is being monitored from another room by a highly organized group of observers bearing numbers as names. When everything is ready, the leader of the group, 10, counts down until “Phase #1” is launched.
The man has been given a knife. The number “1” appears on his forearm, above a line indicating the path to follow. What is this man about to inflict to himself? What for? What are his limits? And what kind of society can create such rituals for its new members? Is it an underground occult sect or the future of real-TV, that is the question.
Pourquoi le mauvais geste en football marque-t-il autant les esprits ?
D’abord, il y a la nature du geste. Inouï comme le coup de tête de Zidane en finale de la Coupe du monde 2006. Un geste paradoxal, presque contradictoire: à la fois la violence et le contrôle, l’insensé et le calculé, la passion et le sang-froid du buteur professionnel. Une perte de contrôle ultra-contrôlée, un coup sournois, que Materazzi ne peut voir venir, mais dans le respect du visage, comme si on pouvait à la fois mettre un coup de boule et obéir à un impératif moral. C’est le caractère apparemment inexplicable de ce geste qui en fait un événement supérieur en intensité et en complexité à la question banale de la victoire ou de la défaite. Le mauvais geste du grand champion brille comme un diamant noir, ou une énigme à déchiffrer. C’est à la fois un geste hors du sport, et un geste d’athlète, qui au moment où il échoue sur le plan sportif, réussit sur un plan supérieur. C’est une affirmation de liberté quasi-divine, qui s’affranchit des règles pour briller d’un éclat extraordinaire.
Tout le monde a son mot à dire, même ceux qui n’y connaissent rien …
Avant la télé, c’était simple. On voyait l’action d’où on était placé, et pendant le temps qu’elle durait. La main de Thierry Henry, il y a vingt ans, seuls l’auraient vue lui-même et le gardien. Et peut-être quelques regards experts bien placés dans les tribunes. Son corps et son mouvement masquaient sa main. Personne ou presque n’a rien vu, le jour même, dans le stade. A la télé, au contraire, tout le monde l’a vue. Sur petit écran, la faute est visible de tous, elle devient un objet commun, un « lieu commun » au sens où il est fréquentable par tous. Chacun peut dire ce qu’il en pense. On dit souvent que le football est l’opium du peuple, mais c’est un peuple mondial, le foot crée un lien apparemment a-politique et vide de sens, mais un lien pourtant, et à une échelle jamais vue. Faire un geste, bon ou mauvais, devant le monde entier ne saurait être anodin.
En quoi le fait que la faute soit visible de tous change la nature du débat ?
«Qui serait encore honnête si l’invisibilité lui était garantie ? » Platon pose la seule question valable en morale à travers le mythe de l’anneau de Gygès, cet anneau qui rend invisible celui qui le porte. La télé, c’est le « presque anneau de Gygès »: invisibilité dans le stade, visibilité hors du stade. La question morale se pose donc étrangement. Elle n’est plus : « Qui serait honnête si personne ne le voyait ? » mais « Qui aurait le courage d’être malhonnête sachant que tout le monde le voit sauf l’arbitre ? »
Bien sûr, sur le papier, comme on dit, l’arbitre est supposé incarner l’égalité devant la règle, garantie par son impartiale vigilance. Mais sur le terrain, cette promesse de justice ne peut être tenue car l’arbitre ne voit pas tout. Le terrain, en l’absence d’arbitrage vidéo, est cet espace paradoxal où il y aurait des radars partout, que seul le flic n’aurait pas le droit de consulter. Un espace de visibilité intégrale, sauf pour l’oeil de la justice, où l’on est libre, avec un peu d’habileté, de commettre des fautes sans être pris. Si la règle est une marque de civilisation, le mensonge reste une marque de liberté. Les fautes impunies, bien sûr, ont toujours existé, mais comme elles sont visibles aujourd’hui par des millions de téléspectateurs, elles prennent un relief énorme. Pour parler comme Michel Foucault, le football paraît d’abord relever du panoptique, censé garantir, par une visibilité totale, une surveillance fine et une punition systématique. Mais, à y regarder de plus près, c’est un panoptique déconnecté de toute garantie de justice, puisque ceux qui voient tout ne peuvent pas punir. Comme si le football servait à offrir le spectacle de la faute, plutôt que sa punition. Peut-être est ce le vrai but de ce sport: nous montrer de belles fautes.
Moralement, un mauvais geste au football peut-il être beau ?
Spinoza affirme que donner un coup, en soi, n’est ni bien ni mal, et manifeste d’abord une puissance du corps. Au fond, la question morale, quand il s’agit de football, est à la fois centrale et absurde. Centrale parce que la clôture du terrain et la visibilité commune paraissent garantir la justice. Absurde parce que, comme dans tout jeu, sans erreurs et sans fautes, il n’y aurait que des matchs nuls, il n’y aurait plus de football. Le football est un sport de contact, un sport de vice, comme dit Platini, ce n’est pas du tennis. La question de la violence sur le terrain fait partie du jeu. Dans les vestiaires en 1998, l’entraîneur de l’équipe de France, Aimé Jacquet, explique qu’il faudra protéger Zidane, car les adversaires, comme on dit, vont le chercher. Lui ne devra pas répliquer, car il est trop visible. C’est aux autres de punir discrètement les agressions sur leur star. On ne peut donc pas purifier le football de l’ensemble de ces gestes, sinon, ce ne serait plus du football. Certes, Camus dit : « vraiment, le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les scènes de théâtre et dans les stades de football, qui resteront mes vraies universités. » On tire souvent de cette citation l’idée d’une exemplarité éthique, mais Camus met sur le même plan le football et le théâtre. Le contenu de cette morale, ou plutôt de ce « peu de morale » - indice qu’il ne peut y en avoir beaucoup -, reste à préciser.
L’acte délictueux ferait-il intrinsèquement partie du football ?
Si tout devient contrôlable, il n’y a plus de jeu possible. Platini, président de l’UEFA, est contre l’arbitrage par vidéo. Je pense qu’il essaie, sans le dire, de préserver le côté indéfendable du football. L’humain, c’est le vice. Pas au sens où il y aurait une obligation d’être vicieux pour gagner, mais au sens où il faut en tenir compte, savoir prévoir le vice de l’autre, pouvoir y répondre, etc. C’est du vice, mais pas au sens pervers, plutôt au sens ludique : mettre un effet dans le ballon quand on tire un coup franc, si on écoute le sens des mots, c’est justement ne pas donner un coup très franc. Il s’agit bien de tromper le gardien. Dans cette optique, le mauvais geste, parce qu’il échappe à l’athlète, est ce moment de vérité qu’il ne faut pas juger, mais chercher à comprendre dans sa singularité.
Si ce n’est pas de la morale, de quoi relèvent alors ces comportements qui font tant parler ?
De la liberté absolue, pure et scandaleuse. Zidane a 34 ans quand il donne son coup de tête. Il sort de l’exemplarité d’une carrière, il entre dans une dimension héroïque, mais à l’antique. Un peu à la Spartacus. Ou plutôt comme Achille, dans l’Iliade, qui à lui seul peut faire gagner son armée, mais qui décide de se retirer et de bouder sous sa tente. Dans un jeu devenu lisse, commercial, télévisé, c’est le privilège du grand joueur de pouvoir commettre sa faute, sa faute à lui. Le mauvais geste c’est celui auquel personne ne pouvait s’attendre, souvent pas même celui qui l’a commis. Un geste fou, qui pourrait condamner le footballeur à l’infamie, mais qui marque, si ce n’est le sommet de sa carrière, celui de sa gloire. Comme un chef d’oeuvre à l’envers. Liberté totale, liberté divine. Ce geste ouvre un abîme, crée une sidération, invente un espace de liberté par son opacité même. Zidane n’a pas raté son rendez-vous avec la grandeur. Il a raté la grandeur que tout le monde ambitionnait pour lui mais a réussi son échec d’une manière si éclatante qu’il l’a renversé en succès. « Il n’appartient qu’aux grands hommes d’avoir de grands défauts», dit La Rochefoucauld. C’est pour cela, au fond, que Zidane ne s’excuse pas. Comme Cantona qui en 1995, frappe un supporter qui l’insulte. Ils n’expliquent pas vraiment les raisons de leur geste. Aux journalistes, ce dernier donnera pour toute explication : « Quand les mouettes suivent le chalutier, c’est qu’elles espèrent qu’on jettera des sardines à la mer. » Loin du commentaire sportif sans intérêt, l’absence d’explications ouvre une perspective infinie d’interprétations.
En revanche, le double contrôle de la main de Thierry Henry passe nettement moins bien. Pourquoi ?
C’est une question complexe. La plus délicate du livre. La main de Thierry Henry est honteuse. Il n’assume pas, il est gêné, du coup tout le monde lui tombe dessus. Alors que Maradona, inventeur de la main de Dieu, assume crânement et avec humour, ce qu’on reproche à Henry, c’est paradoxalement de ne pas être suffisamment corrompu. Son côté bon élève lui nuit. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas le geste lui-même, c’est la manière, le style. Le mauvais geste de Zidane est parfait dans son genre. D’ailleurs, il l’assume. On reproche à Zidane ses cartons rouges. Mais s’il n’avait pas cette énergie en lui, parfois violente, il n’aurait jamais excellé. Si Cantona avait appris à maîtriser ses humeurs, s’il n’avait pas accepté aussi sa violence, il n’aurait pas été aussi spontané et créatif. Cantona ou Zidane, c’est McEnroe, pas Borg. Leur violence, leur force éruptive n’est pas simplement le revers de leur génie, c’en est la source.
Pourquoi terminer votre livre avec Platini et la tragédie du Heysel, 39 morts dans les tribunes, 600 blessés?
Platini est le héros de mon enfance, le joueur absolu. Il n’a pas besoin de vendre de la publicité ou de militer à l’extérieur pour exister. C’est lui, le jeu. C’est le seul, dans le livre, à ne pas avoir accompli de mauvais geste au sens sportif. Il n’a jamais pris de carton rouge, il sait le vice, mais pratique le fair-play. Mais au Heysel en 1985, quand il court les bras levés, fou de joie, après son penalty victorieux, personne ne peut oublier les morts dans la tribune. On lui a reproché sa joie ce jour-là. Comment a-t-il pu oublier tous ces morts ? Il faudrait demander à un psychiatre, répond Platini. Il suffit de relire Pascal à propos du divertissement : jouer, par définition, c’est oublier. On ne peut échapper à notre condition, mais on peut faire comme si c’était possible. On joue toujours sur fond de mort. Pour moi, Platini au Heysel, c’est l’affirmation la plus pure du jeu face à la mort. Cette révélation est métaphysique. Ce jour-là, confiera Platini à Marguerite Duras, dans un entretien paru dans Libération en décembre 1987, ce jour-là je suis devenu un homme. Le même jour, la plus grande joie et la plus grande honte. Devenir un homme, c’est ça : ne plus avoir que des sentiments mêlés. « Il n’y a aucune vérité, prévient Michel Platini. C’est pour ça que tout le monde aime le football. » Ce que j’ai cherché dans ce livre, ce n’est donc pas une vérité générale du football, mais les vérités singulières de six gestes, de six mauvais gestes de grands joueurs, d’habitude spécialistes du beau geste.
(Entretien avec Cécile Daumas pour NEXT Libération)
« Les matchs mythiques découragent les clivages, renvoyant à un fond de grands récits communs qu’Ollivier Pourriol […] analyse magnifiquement dans Eloge du mauvais geste » Aude Lancelin pour le Nouvel Obs
« Ce qu’on pensait n’être qu’un opium des foules [Ollivier Pourriol] en fait un rapport au monde. Son livre est ce qu’on a écrit de plus original sur ce sport depuis la fameuse phrase de Cavanna : « Qu’on leur donne un ballon à chacun et qu’on en finisse » Sophie Fontanel pour Elle
« En 120 pages, Ollivier Pourriol ose une saine introspection où il est beaucoup question d’invisibilité, d’injustice, de morale » Benoît Heimermann pour l’Equipe
« Un petit essai qui tranche dans la littérature sportive. Ollivier Pourriol a posé un bien beau geste en faisant l’éloge des mauvais [ …] dans un crescendo passionnant. […] A lire, et à méditer » Basile Vellut pour La Dernière Heure (Belgique)
« Ce très réussi Eloge du mauvais geste développe en un style incisif qui n’exclut pas le lyrisme l’idée d’un football dont la beauté se nourrit de l’ombre portée des projecteurs » Christophe Passer pour l’Hebdo (Suisse)
« Brillant et cinglant opus» Cynthia Fleury pour L’Humanité
« Ollivier Pourriol s’amuse dans un essai percutant à glorifier les fautes les plus grandioses du football » Cécile Daumas pour Libération
« Réjouissant» Martin Duru pour Philosophie Magazine
« Voici un essai surprenant et généreux, consacré non pas au beau jeu mais à un Eloge du mauvais geste » Philippe Nassif pour Technikart
FC BAD BOYS - PAR VINCENT JOLIT
Bientôt débutera la Coupe du monde de football en Afrique du Sud. Après les effets d’annonces et la mise en scène médiatique, après la liste des trente, puis des vingt-quatre et enfin des vingt-trois joueurs, l’Équipe de France va se confronter (si elle passe le premier tour) à ce qui se fait de mieux en matière de football : Argentine, Brésil, Espagne… Un doux parfum de pelouse cuite prendra bientôt possession de vos téléviseurs. Mais même si Rhinocéros aime le foot, ce ne sera que d’un œil lassé qu’il suivra les festivités ballonesques. À moins que le spectacle ne vire au tragique (théâtralement parlant) et qu’un simple match, gagné ou perdu, ne devienne un peu plus que ça. À moins qu’un geste inattendu vienne briser le cours habituel du temps footbalistique. Avec son intelligent et ludique Éloge du mauvais geste, Ollivier Pourriol nous rappelle et analyse quelques-uns de ces grands moments de (non)football entrés dans l’Histoire.
Finale de la Coupe du monde 2006 : France-Italie. Zinédine Zidane frappe Marco Materazzi d’un coup de boule au torse. Quart de finale de la Coupe du monde 1986 : Argentine-Angleterre. Diego Maradona marque un but de la main, la fameuse « main de Dieu ». Match de barrage retour, qualifications pour la Coupe du monde 2010 : France-Irlande. Thierry Henry remet un ballon de la main à William Gallas qui marque. Championnat d’Angleterre 1995 : Crystal Palace FC-Manchester United. Éric Cantona quitte le terrain après un carton rouge et saute pied en avant sur un supporter adverse. Demi-finale de la Coupe du monde 1982 : France-RFA. Le gardien de but Harald Schumacher agresse littéralement Patrick Battiston à l’entrée de la surface. Finale de la Coupe d’Europe des clubs champions 1985 : Juventus de Turin-FC Liverpool. Michel Platini exulte après avoir marqué alors que trente-neuf supporters sont morts quelques minutes plus tôt. « Six mauvais gestes exécutés pourtant, et c’est tout l’intérêt de la chose, par des spécialistes incontestés du beau geste. » Six moments négatifs immédiatement classés dans l’antijeu, l’antisportif, l’amoral. Pourtant…
De ces événements pour le moins atypiques, le philosophe Ollivier Pourriol tire un livre jouissif (et politiquement incorrect) où il envisage le mauvais geste non pas comme la marque du mal pour le mal, mais en proposant une autre façon de penser le mal, en dehors de la morale conventionnelle, dans une position quelque peu nietzschéenne. « Le mauvais geste, avant d’être fou, est spontané : au risque de l’infamie, le grand champion s’aventure au-delà des règles », dans « un éclair de liberté », « un chef-d’œuvre à l’envers » qu’il ne faut pas juger, mais chercher à comprendre. Ici, ce n’est pas l’intention qui compte. C’est ce que le geste dit qui importe. Le joueur devient le prisme par lequel la question philosophique s’impose. « Son geste pense pour lui. »
Loin des articles journalistiques ordinaires, des logorrhées moralisatrices et des propos de comptoir, Pourriol creuse là où on ne regarde pas. Éloge du mauvais geste s’ouvre avec Camus – qui pensait le stade comme le lieu où s’apprennent les questions morales – et se ferme avec Sartre et l’histoire d’Érostrate qui se rendit célèbre en brûlant le temple d’Éphèse1. Parler de foot en citant Camus, ce n’est pas si inhabituel, l’auteur du Mythe de Sisyphe servant souvent de caution intellectuelle aux défenseurs du ballon rond. Mais Sartre, c’est beaucoup plus rare. Alors Platon, Aristote, Deleuze, Homère ou encore Corneille, ça tient du défit. Un défit que Pourriol relève brillamment en offrant de l’intelligence à ce qui était jusqu’ici perçu comme des actes de violence idiote, voire l’expression d’une profonde bêtise (celle qui colle aux footballeurs). Et c’est ce qui est avant tout réjouissant : capter l’intelligence même là où on ne l’attend pas.
PETITE PHILOSOPHIE DE LA MAIN….DE THIERRY HENRY
En voilà un qui devrait faire assez vite le tour des plateaux et des studios. Olivier Pourriol vient de commettre un éloge du mauvais geste. Sur la couverture, un Zidane en train de donner un mondial coup de boule et un Thierry Henry très manuel de non savoir-vivre dans la surface de réparation. Pourriol est un ami qui s’est notamment distingué par ses romans et dans ses conférences de philosophie illustrées à l’aide d’extraits de cinéma « Cinéphilo » ; il récidive cette fois-ci avec une sorte de philofoot… et je suis sûr que vous aimerez le lire et partir avec lui au pays des gestes maudits du football. Il en a choisi 4 de ces mauvais gestes, 4 en plus de la tête de Zizou et de la main de Thierry Henry. Parmi ces 4, il y a bien sûr le coup de pied de Schumacher dans la tête de Batiston en demi-finale de la coupe du monde de 1982.
Que vient faire un philosophe sur un terrain de football ? Pourriol s’en explique en préambule de son traité footballistique du geste qui tue un match. En substance, il nous explique que le mauvais geste est fou, inattendu (y compris par son auteur). Le mauvais geste est un chef d’œuvre à l’envers, spontané au risque de l’infamie, un lapsus sportif qu’il ne faut pas chercher à juger mais plutôt à comprendre dit le philosophe en citant Michel Platini « Il n’y a aucune vérité, c’est pour ça que tout le monde aime le football ». Le mauvais geste est un diamant noir nous dit Pourriol avant de rejouer le ralenti philosophique de six fautes historiques, sifflée ou pas d’ailleurs. Et pour justifier que la philo peut venir au secours de la compréhension des matchs, il donne en exergue cette sortie d’Albert Camus : « Et vraiment, le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les scènes de théâtre et dans les stades de football, qui resteront mes vrais universités ». En ces temps où football et morale dansent dans les médias un tango insolite, Olivier Pourriol nous recentre sur ce qui se passe sur le terrain et qui suffit amplement à faire réfléchir.
LA CHRONIQUE PHILO DE CYNTHIA FLEURY
BEAUTÉ DU MAUVAIS GESTE ?
Il aime ménager ses effets, notre cher sélectionneur national. Annoncer 30 joueurs, et non les 23 prévus. Ne pas choisir les gloires qui s’en vont (Vieira) ou celles trop naissantes (Benzema). Au final, devant plus de 10 millions de téléspectateurs, avec un pic à 12,5, évoquer une équipe dont on cherche encore l’alchimie secrète. Dans un système tranquille, non médiatisé, non surexposé économiquement, non enclin à l’entropie démocratique, la folie du football se résumerait à quelques bons instants passés en famille le dimanche matin. Mais, dans les contrées latines, rien de tel. Cette virtualisation de la violence et de l’affrontement, oscillant entre le splendide et le pathétique, est un de nos rituels majeurs. Alors, il fallait bien la philosophie pour le décrypter, et surtout pour déconstruire – en ces temps zahiesques – quelques gestes fous, loin (pas si loin ?) du beau geste sportif. Des gestes contrexemplaires qui disent la vérité des hommes et des foules, de la morale et du stade.
« Et vraiment, le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les scènes de théâtre et dans les stades de football, qui resteront mes vraies universités. » C’est par cette mise en exergue camusienne qu’Ollivier Pourriol commence son brillant et cinglant opus consacré à l’Éloge du mauvais geste (Nil Éditions, 2010). Bien sûr le « coup de boule » de Zidane à Materazzi. La main de « Dieu » de Maradona et son avatar farcesque de Thierry Henry. Le saut de Cantona, crampons en avant, sur un supporter. Schumacher qui met KO Battiston dans une demi-finale de la Coupe du monde qui a fait inventer à la France la défaite plus parfaite que la victoire. Enfin, la joie indécente d’un Platini sublime lors de la finale de la Coupe d’Europe de 1985, alors que les tribunes brûlent d’une trop grande violence, hélas coutumière, et cette fois-ci mortelle. […]
ELOGE DU MAUVAIS GESTE, OLLIVIER POURRIOL
par Frédéric VIGNALE
Dans ce petit livre sobre et élégant où triomphe le mot juste, l’écrivain Ollivier Pourriol décrypte les plus célèbres « mauvais gestes » du Football et révèle qu’ils ont tous leur « grandeur ». Une analyse littéraire, sociologique, et philosophique de moments sportifs et médiatiques qui font tous partie de notre mémoire référentielle, que l’on soit amateurs de football ou pas.
Des gestes fous ou désespérés qui, selon l’auteur sont des oeuvres d’art qui ne laissent pas place au hasard mais qui sont signifiés, qui font partie d’une histoire personnelle. Des gestes “parfaits” en quelque sorte si on les décode avec les bons outils. Un parti pris audacieux et rondement mené par un auteur qui est passé maitre dans cet exercice analytique et érudit.
“Eloge du mauvais geste” est d’une grande double actualité (Cf la Coupe du monde et l’intérêt grandissant pour la Philosphie) et pourtant il est proprement intemporel. Cet “éloge” donne du sens, disserte en profondeur sur des instants qu’on croit connaître par cœur mais dont finalement on n’a qu’une connaissance superficielle.
L’auteur nous donne des pistes de lecture de ces gestes devenus phénomènes de société, buzz, polémiques ou grands moments Humains.
Il est des gestes qui dépassent le cadre du Sport car ils nous interrogent de manières beaucoup plus universelles. En décryptant ces moments symboliques, Ollivier Pourriol va bien au-delà du jugement moral, de la transgression ou non des règles, il réfléchit sur les notions de punition, de faute, de destinée, de limites, de choix personnels, de désirs intimes.
Six gestes qui ont marqué l’histoire moderne et télévisuelle du football français et international.
DE SUBLIMES MAUVAIS GESTES
Thierry Henry a qualifié la France pour la Coupe du monde en s’aidant d’une main. Il y avait eu, avant, d’autres mauvais gestes célèbres. Ollivier Pourriol, jeune philosophe français, y consacre un essai passionnant.
Le coup de boule de Zidane, l’agression à la Bruce Lee de Cantona contre un supporter, la «main de Dieu» brandie par Maradona. Ils ont tous été des génies du foot mais, à un moment, ils ont signé ces «mauvais» gestes, condamnables ou non, que l’opinion n’oubliera jamais. Pourquoi ces dérapages, ces tricheries?
A ces gestes-là et à d’autres, commis par six stars, le Français Ollivier Pourriol (37 ans), agrégé de philosophie, auteur de plusieurs romans et passionné de foot, consacre, à quelques semaines de la Coupe du monde, un essai passionnant, intitulé «Eloge du mauvais geste».
L’idée lui est venue en voyant l’incroyable flot de réactions suscitées en novembre dernier par le double contrôle de la main de Thierry Henry qui a valu à la France de se qualifier pour le Mondial, au détriment de l’Eire. […]
Morale du football
«Eloge du mauvais geste» d’Ollivier Pourriol dissèque des scandales fameux, du coup de boule de Zidane à la main de Dieu de Maradona.
Au café du commerce de tous les salons du monde, ils furent vus de chacun, et commentés sans cesse. La 107e minute de France-Italie 2006, basculement de la tête en avant de Zinedine Zidane: le coup de boule suicidaire à Materazzi. Ou le saut de Maradona dans l’air, 51e minute d’Argentine-Angleterre 1986: l’ange de Dieu s’envole, puisque c’est Lui que le petit Diego évoquera ensuite pour ricaner de cette main assumée. Il y eut l’autre main, baladeuse, sacrificielle, celle de Thierry Henry qui s’en alla au charbon voler la qualification vers l’Afrique du Sud aux Irlandais. Le coup de pied à un supporter de Cantona. Et la baston de l’Allemand Schumacher, gardienmâton de ses buts devant Battiston en 1982. Enfin la joie obscène de Platini, buteur exultant, lors de la finale de la Coupe d’Europe 85 au stade du Heysel: 39 morts ne l’applaudissaient déjà plus.
A hauteur d’hommes. Ollivier Pourriol, agrégé de philo, amoureux du football, essayiste et romancier de 38 ans, revient sur ces six instants de folie. Il ne cherche, c’est son talent, ni à les juger vraiment ni surtout à les justifier. Le football participe comme tous les sports d’un opium, et il le sait. Il sait qu’une part des thuriféraires du ballon rond s’entête à y projeter des rêves anciens déguisés en fantasmes contemporains: cela mène à y espérer le dernier lieu d’une pureté, d’une morale à deux balles, d’une justice offerte aux foules en glorieuse incertitude ou épopée. D’autres au contraire y devinent, y soulignent tout aussi bêtement une métaphore de la vulgarité, refermant sur des joueursenfants la mâchoire acérée du commerce et de la mondialisation télévisée. Pourriol prend habilement la contre-allée, et il raconte les pétages de plomb à leur seule aune vraie: à hauteur d’hommes.
Zidane. Un homme d’honneur. Un mourant, dix minutes encore et sa carrière se serait terminée, banalement. Un homme qui veut, à cet instant terrible d’une finale de Coupe du monde, rappeler qu’il en est un. Et qui accomplit son coup de boule comme un geste de pro. Souplesse, force, les appuis en place, surprise et duplicité: ne pas éclater le visage de l’insultant, mais frapper au cœur, faire mourir et mourir donc, s’en aller, fondu au noir dans le linceul du corridor des vestiaires. […]